Cher Photon
Vous avez écrit : «J'ai déjà exposé ( dans la “mise au point” proposée par Charles ) mon avis sur la pertinence limitée des arguments mathématiques quand aux questions d’ordre ontologique, comme l’existence de l'infini actuel.»
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Si je comprends bien, «l’avis» dont il s’agit se trouve dans ces phrases :
1. «J’ai lu votre réponse avec intérêt. Vous dites: "Pourquoi choisit-on tel axiome plutôt que tel autre ? Toute la question de la vérité des mathématiques est là, dans la partie inductive et non dans la partie déductive."»
2. «Cela rejoint votre remarque : "Ca ne sert à rien de parler de bijection et autres artilleries lourdes si on ne s'entend pas sur le statut ontologique du nombre 45". En effet ! Mais j'ajouterais ( et c'est là que vous n'êtes probablement pas d'accord ) que de toutes façons, les résultats issus d'une telle artillerie ( aussi lourde et /ou sophistiquée soit-elle ), ne peuvent constituer un argument philosophique quand à l'existence d'autre chose que ce qui est (déjà) posé dans les axiomes.De même qu'aucun théorème en géométrie euclidienne ne pourrait être utilisé pour convaincre un philosophe que la sommes des angles d'un solide trianglulaire équivaut à un angle droit. Ou de même que l'on ne fait pas sortir un lapin blanc d'un chapeau d'un simple mouvement, même très élaboré, sans que le lapin ne soit déjà là quelque part... un argument ontologique ne peut apparaître par la seule manipulation d'un pur formalisme déductif. Encore faut-il que quelque prémisse ou axiome le contienne.»
Si je comprends mieux, «l’avis» se trouve exactement dans cette phrase : «un argument ontologique ne peut apparaître par la seule manipulation d'un pur formalisme déductif. Encore faut-il que quelque prémisse ou axiome le contienne.»
C’est un excellent point de départ. À : «Encore faut-il que quelque prémisse ou axiome le contienne.», j’ajoute : «Toute la question de la vérité des mathématiques est là, dans la partie inductive et non dans la partie déductive.», en les mofifiant comme suit : «Toute la question de la vérité des propositions premières d’une science, quelle qu’elle soit, est là, dans la partie inductive et non dans la partie déductive».
Évidemment, «toute la question de la vérité [des propositions premières] mathématiques est (...) dans la partie inductive» qui concerne la découverte des propositions premières mathématiques. Or, la métaphysique, qui étudie l’être en tant qu’être, s’intéresse à la question de la vérité des propositions premières de chacune des sciences.
Que trouve-t-on dans «la partie inductive» de chacune des sciences, de toute science quelle qu’elle soit ? Le fruit d’une induction accomplie. Alors, qu’est-ce que l’accomplissement d’une induction ? Chez Aristote, on trouve sa réponse dans trois œuvres : Topiques, Premiers analytiques, Seconds analytiques.
Pour les fins de cet exposé, il est commode de choisir la thèse exposée dans les Premiers analytiques : «L'induction ou syllogisme inductif, consiste à conclure, en s'appuyant sur l'un des extrêmes, que l'autre est attribué au moyen. Par exemple, B étant moyen terme entre A et G, on prouvera par G que A appartient à B : c'est ainsi, en effet, que nous faisons nos inductions. Admettons que A signifie le fait de “vivre longtemps”, B le fait d'être “dépourvu de fiel”, et G “les individus à longue vie”, soit homme, cheval, mulet. A appartient alors à la totalité de G, car tout animal sans fiel vit longtemps. Mais B aussi (le fait d'être “dépourvu de fiel”) appartient à tout G. Si donc G se convertit avec B, et que le moyen terme n'a pas plus d'extension que G, nécessairement A appartient à B. On a, en effet, démontré plus haut que si deux attributs appartiennent au même sujet et que l'extrême se convertit avec l'un d'eux, l'autre prédicat appartiendra au prédicat converti. Mais il est indipensable de concevoir G comme composé de tous les êtres particuliers, car l'induction procède par l'énumération d'eux tous. Ce genre de syllogisme sert à procurer la prémisse première et immédiate : car dans les cas où il y a un moyen terme, le syllogisme procède par le moyen terme, et dans les cas où il n'y en a pas, par induction. Et, d'une certaine façon, l'induction s'oppose au syllogisme: celui-ci prouve, par le moyen, que le grand extrême appartient au troisième terme ; celle-là prouve, par le troisième terme, que le grand extrême appartient au moyen. Dans l'ordre naturel, le syllogisme qui procède par le moyen est donc antérieur et plus connu, mais, pour nous, le syllogisme inductif est plus clair.» (Pr. an. 68b 15-36)
Ce texte est très intéressant. Aristote y expose comment «nous faisons nos inductions». Il écrit : «L'induction ou syllogisme inductif, consiste à conclure, en s'appuyant sur l'un des extrêmes, que l'autre est attribué au moyen.» Si l’induction «consiste à conclure», de quoi partons-nous ? Aristote répond : «En s'appuyant sur l'un des extrêmes, (...) on prouvera par G que A appartient à B».
Nous avons ainsi deux extrêmes et un moyen : «Par exemple, B étant moyen terme entre A et G, on prouvera par G que A appartient à B». Nous y reviendrons.
Éclaircissons d’abord l’exemple fourni : «Admettons que A signifie le fait de “vivre longtemps”, B le fait d'être “dépourvu de fiel”, et G “les individus à longue vie”, soit homme, cheval, mulet». Qu’y a-t-il de remarquable dans cette phrase ? «A signifie le *fait*...», «B le *fait*...», et «G “les *individus*...”». Il est capital de voir que G signifie «les *individus*». Et «B [le *fait*] étant moyen terme entre A [le *fait*] et G [les *individus*], on prouvera par G [les *individus*] que A [le *fait*] appartient à B [le *fait*]».
Évidemment, les individus sont des singuliers. Remarquons qu’Aristote écrit : «A appartient alors à la *totalité de G* (...). Mais B aussi (le fait d'être “dépourvu de fiel”) appartient à *tout* G». Qu’entendre par «totalité» et par «tout» ?
À Mét, 1023b 26 - 1024a 10, nous lisons que : «Un “tout”, s'entend de ce à quoi ne manque aucune des parties qui sont dites constituer naturellement un tout. - C'est aussi ce qui contient les choses contenues, de telle façon qu'elles forment une unité.» Quelle est cette «unité» telle que «Un “tout”, (...) c’est aussi ce qui contient les choses contenues, de telle façon qu'elles forment une unité»? Aristote répond : «Cette unité est de deux sortes : ou bien en tant que les choses contenues ont chacune une unité, ou bien en tant que de leur ensemble résulte l'unité.» Nous avons ainsi deux cas. «Dans le premier cas [celui de : “en tant que les choses contenues ont chacune une unité”]», nous parlons de «l'universel et [de] ce qui est dit, d'une façon générale, à titre de tout, [lequel] est universel en tant qu'il embrasse une multiplicité d'êtres, par le fait qu'il est prédicat de chacun d'eux, et que tous sont un en ce sens que chacun est l'unité : (...)». «Dans le second cas [celui de : “en tant que de leur ensemble résulte l'unité”]», nous avons «un tout, quand une unité résulte de plusieurs parties intégrantes, surtout quand ces parties sont seulement en puissance, et, à défaut, même quand elles sont en entéléchie.» Et Aristote ajoute : «De ces dernières sortes de touts», celle du «premier cas» et celle du «second cas», «comme nous l’avons déjà dit à propos de l'Un, (...) la totalité est une espèce d'unité. En outre, des quantités ayant un commencement un milieu et une fin, celles dans lesquelles la position des parties est indifférente sont appelées une “somme”, (...). Et les mêmes choses auxquelles on applique le terme somme quand on les considère en tant que formant une unité, se voient quand on les prend en tant que divisées, appliquer le terme “totalité” ; “tout ce nombre”, “toutes ces unités”.»
Lorsqu’Aristote écrit : «A appartient alors à la *totalité de G*», G [les *individus*], «se voient quand on les prend en tant que divisées, appliquer le terme “totalité”». Mais, qu’en est-il «quand on les considère en tant que formant une unité» ? Nous avons deux cas.
«Dans le premier cas [celui de : “en tant que les choses contenues ont chacune une unité”]», nous avons «l'universel et ce qui est dit, d'une façon générale, à titre de tout, [lequel] est universel en tant qu'il embrasse une multiplicité d'êtres, par le fait qu'il est prédicat de chacun d'eux», comme dans : «A appartient (...) à la *totalité de G*».
«Dans le second cas [celui de : “en tant que de leur ensemble résulte l'unité”]», nous avons «un tout, quand une unité résulte de plusieurs parties intégrantes, surtout quand ces parties sont seulement en puissance, et, à défaut, même quand elles sont en entéléchie». Et alors, G [les *individus*] ne se voient plus comme singuliers, mais comme les particuliers auxquels «A appartient», parce qu’il «est indipensable de concevoir G comme composé de tous les êtres particuliers, car l'induction procède par l'énumération d'eux tous».
Comment «G “les individus...”» peut-il devenir «G comme composé de tous les êtres particuliers» ? C’est ici que les Topiques s’introduisent. Sans entrer dans les détails, disons que «l’étude de la ressemblance est utile (...) pour les arguments inductif (...) parce que c’est par l’induction des cas particuliers qui sont semblables que nous pensons dégager l’universel, car il n’est pas facile d’induire sans connaître les ressemblances» (Topiques, 108b 6-11). C’est parce que «G “les individus...”» présentent une ressemblance en ce que «A [vivre longtemps] appartient (...) à la *totalité de G*» qu’ils deviennent, et ce, à titre de ressemblants, des particuliers. Pour «B le fait d'être “dépourvu de fiel”», il en est de même.
Pourquoi est-il est «indipensable de concevoir G comme composé de tous les êtres particuliers» ? Aristote répond : «Car l'induction procède par *l'énumération* d'eux tous». Aristote pensait-il que, pour l’exemple qu’il donne, il avait accompli une «énumération d'eux tous» ? Non ! Pourquoi ? S’il en était autrement, il n’aurait pas écrit que, «dans le second cas [celui de : “en tant que de leur ensemble résulte l'unité”]», nous avons «un tout, quand une unité résulte de plusieurs parties intégrantes, *surtout quand ces parties sont seulement en puissance, et, à défaut, même quand elles sont en entéléchie*».
Considérons le cas où «une unité résulte de plusieurs parties intégrantes, surtout quand ces parties sont seulement en puissance, et, à défaut, même quand elles sont en entéléchie». «Par exemple, B étant moyen terme entre A et G, on prouvera par G que A appartient à B : c'est ainsi, en effet, que nous faisons nos inductions. Admettons que A signifie le fait de “vivre longtemps”, B le fait d'être “dépourvu de fiel”, et G “les individus à longue vie”, soit homme, cheval, mulet. A appartient alors à la totalité de G, car tout animal sans fiel vit longtemps. Mais B aussi (le fait d'être “dépourvu de fiel”) appartient à tout G.»
À quelles conditions est-ce «que nous faisons nos inductions» ? Aristote répond : «Si donc G se convertit avec B, * et que le moyen terme n'a pas plus d'extension que G*, nécessairement A appartient à B». Au passage, notons que «n'a pas plus d'extension que» implique une bijection.
Comment Aristote parvient-il à établir que «le moyen terme [B le fait d'être “dépourvu de fiel”] n'a pas plus d'extension que G [les individus]» ? Est-ce «par l'énumération d'eux tous» ? Non ! C’est «par l’induction des cas particuliers qui sont semblables que nous pensons dégager l’universel, car il n’est pas facile d’induire sans connaître les ressemblances» (Topiques, 108b 6-11).
Si «nous pensons [ainsi] dégager l’universel», i.e. «l'universel et ce qui est dit, d'une façon générale, à titre de tout, [lequel] est universel en tant qu'il embrasse une multiplicité d'êtres, par le fait qu'il est prédicat de chacun d'eux, et que tous sont un en ce sens que chacun est l'unité», l’extension de cet universel est et demeure «un tout, quand une unité résulte de plusieurs parties intégrantes, surtout quand ces parties sont seulement en puissance, et, à défaut, même quand elles sont en entéléchie». C’est ainsi que l’universel «embrasse une multiplicité d'êtres» sans «énumération» exhaustive, laquelle est impossible à accomplir.
Lorsque l’ensemble des nombres entiers est défini en extension, cette extension est celle de l’espèce «nombre entier» qui, elle, «embrasse une multiplicité d'êtres» sans «énumération» exhaustive, laquelle est impossible à accomplir. Si les mathématiciens préfère dire que l’ensemble des nombres entiers, malgré qu’il soit dé-fini en extension, est un «infini en acte», cette préférence de vocabulaire ne change rien à ce que l’espèce «nombre entier» est finie, et qu’elle «embrasse une multiplicité d'êtres» sans «énumération» exhaustive, laquelle est inachevable.
Au passage, notons qu’Aristote écrit : «Ce genre de syllogisme sert à procurer la prémisse première et immédiate». L’exemple, une fois mis en forme, se lit ainsi :
L’homme, le cheval et le mulet vivent longtemps.
Tous les animaux sans fiel sont l’homme, le cheval et le mulet.
Tous les animaux sans fiel vivent longtemps.
Dans cet exemple “zoologique”, obtenons-nous une «prémisse première et immédiate» ? Les “prémisses” proviennent du «Traité des animaux» et «Parties des animaux». Aristote la condère «as a rule», et non comme «prémisse première et immédiate». Au surplus, la zoologie actuelle, qui pratique le même «genre de syllogisme», n’admet plus l’exemple d’Aristote ; mais, ses inductions sont faites comme l’exemple d’Aristote l’expose, avec les mêmes limites.
Cependant, qu’en est-il de «toute la question de la vérité [des propositions premières] mathématiques», celle qui «est (...) dans la partie inductive», comme le dit Photon ?
Dans «Dictionnaire des mathématiques» (Bouvier, George, Le Lionnais), au mot «induction», on lit : «Raisonnement par induction : Synonyme aujourd’hui, en mathématique, de raisonnement pas récurrence».
Fort Bien ! Mais, cette «synonymie» ne modifie en rien l’induction exposée dans les Premiers analytiques : autrement dit, l’induction mathématique «consiste à conclure, en s'appuyant sur l'un des extrêmes, que l'autre est attribué au moyen. Par exemple, B étant moyen terme entre A et G, on prouvera par G que A appartient à B : c'est ainsi, en effet, que nous faisons nos inductions», y inclus l’induction mathématique.