« La vie a-t-elle été toujours aussi triviale, toujours aussi vulgaire, insipide et encombrée, toujours aussi dépourvue d’amour que ce qu’en ont fait les européens ? Ce confort si bien aménagé m’oppresse, cette perfection dans la mécanique ne permet pas à l’âme de se souvenir quelle n’est pas elle-même une machine.
Est-ce donc cela, l’aboutissement de la longue marche de la civilisation humaine, ce suicide spirituel ? L’âme qui se pétrifie silencieusement en matière ? L’homme d’affaire prospère, était-ce là ce splendide sommet du genre humain vers quoi tendait tout l’effort de l’évolution ? Et d’ailleurs, si le point de vue scientifique est juste, pourquoi pas ? Une évolution qui part du protoplasme et s’épanouit dans l’orang-outang et le chimpanzé peut bien se trouver satisfaite d’avoir créé le chapeau, la redingote, le pantalon, l’aristocrate britannique, le capitaliste américain et le truand parisien. Car ce sont-là, me semble-t-il, les grands triomphes des lumières européennes devant lesquels nous nous inclinons bien bas. C’est pour en arriver là qu’Auguste créa l’Europe, que Charlemagne ré-établit la civilisation, que Louis XIV régla la société, que Napoléon codifia la Révolution Française. C’est pour en arriver là que Goethe pensa, Shakespeare imagina et créa, St. François aima et le Christ fut crucifié. Quelle faillite ! Quelle dérision de choses qui étaient riches et nobles !
L’Europe se vante de sa science et de ses merveilles. Mais, à la différence de Voltaire, un Indien ne peut se contenter de poser comme question ultime : « Qu’avez-vous inventé ? » Il tourne son regard vers l’âme, c’est là qu’il est habitué à chercher. A l’intellect vantard de l’Europe, il ne pourra que répondre : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que vous savez, c’est ce que vous êtes. Avec toutes vos découvertes et vos inventions, qu’êtes-vous devenu ? Vos lumières sont grandes – mais quelles sont ces étranges créatures qui s’agitent sous l’éclairage électrique que vous avez installé, et qui s’imaginent qu’elles sont humaines ? » Que gagne l’intellect humain à avoir plus d’acuité et de discernement si c’est pour que l’âme humaine dépérisse ?
Mais la science n’admet pas l’existence de l’âme. L’âme, dit-elle, n’est rien d’autre qu’un ensemble d’animalcules organisées en une république. Cette idée est le moule dans lequel l’Europe a opéré sa propre refonte ; c’est ce que les nations européennes sont en train de devenir : des animalcules organisées en républiques – de très intelligents, de très méthodiques, de très merveilleux animalcules douées de parole et de raison, mais des animalcules tout de même. Ce n’est pas ce que l’espèce était destinée à devenir : des créatures faites à l’image du Tout-Puissant, des dieux qui se souviennent du ciel qu’ils ont perdu et qui s’efforcent de rentrer en possession de leur héritage. L’homme en Europe est en train de descendre continuellement du niveau humain pour se rapprocher de celui de la fourmi et du frelon. Le processus n’est pas terminé, mais les choses progressent rapidement, et si l’on arrête pas la débâcle, nous pouvons espérer en voir le couronnement au cours de ce XX ème siècle. Après tout, nos superstitions étaient préférables à ces lumières, et nos abus sociaux moins meurtriers pour les espoirs du genre humain, que cette perfection sociale.
C’est un enfer tout à fait plaisant qu’ils ont créé en Europe, un enfer non des supplices, mais des plaisirs, de lumières et de voitures, de bals et de danses et de soupers, de théâtres et de cafés et de music-halls, de bibliothèques et de clubs et d’académies, de galeries nationales et d’expositions, d’usines, de boutiques, de banques et de bourses. Mais c’est une enfer tout de même, ce n’est pas le ciel dont les saints et les poètes ont rêvé, la nouvelle Jérusalem, la ville d’or. Londres et New York sont les cités saintes de cette nouvelle religion. Son Paradis doré de plaisir, c’est Paris.
Ce n’est pas impunément que les hommes décident de croire qu’ils sont des animaux et que Dieu n’existe pas. Car ce que nous croyons, nous le devenons. L’animal vit selon une routine que la Nature a fixée pour lui ; sa vie est consacrée à la satisfaction de ses instincts – physiques, vitaux, émotionnels -, et il trouve mécaniquement cette satisfaction en répondant avec régularité au fonctionnement de ses instincts. La Nature a tout réglé pour lui, et lui a fourni ses mécanismes. En Europe, l’homme fixe sa propre routine, invente ses propres mécanismes et ajoute aux besoins dont il est l’esclave le besoin intellectuel. Mais il n’y aura bientôt plus d’autre différence.
Le système, l’organisation, la mécanique ont atteint leur perfection. La servitude a été poussée jusqu’à sa forme la plus extrême : en voulant passionnément organiser la liberté extérieure, l’Europe détruit sa liberté spirituelle. Quand la liberté intérieure aura disparu, la liberté extérieure suivra, et une tyrannie sociale la remplacera, plus terrible, plus inquisitoriale, plus implacable que toutes celles que les castes avaient jamais établies en Inde. Le processus a déjà commencé. La coque de la liberté extérieure demeure, le noyau a déjà été bien entamé. Comme l’Européen est encore libre d’assouvir ses sens et de se divertir, il se croit libre. Il ne sait pas quelles dents sont en train de ronger le cœur de sa liberté. »
Sri Aurobindo