Compagnon Professeur
Nombre de messages : 609 Age : 49 Localisation : Nanterre Date d'inscription : 17/12/2016
| Sujet: L’effacement d’un christianisme au féminin Dim 15 Jan 2017 - 9:52 | |
| Les chrétiens du Ier siècle comptaient bel et bien des femmes « apôtres ». Cela semble avoir été le cas de Thècle et de Junia, comparses de Paul. Mais l’histoire de la première est vite déclarée légendaire, tandis que le prénom de la seconde se masculinise avec le temps.
Les propos de Paul, ou ceux qui lui sont attribués, sont souvent accusés de misogynie. C’est pourtant grâce à lui que deux figures féminines du I er siècle sont reconnues comme exceptionnelles bien qu’elles aient été, à partir du Moyen Âge, mésestimées ou oubliées : Thècle, première martyre chrétienne, compagne de route de l’apôtre puis apôtre elle-même, ainsi que Junia. C’est bien Paul qui rend à celle-ci cet incroyable hommage : « Saluez Andronicos et Junia, mes parents et mes co-prisonniers, eux qui sont des apôtres éminents et m’ont précédé dans le Christ » (Lettre aux Romains 16, 7).
Thècle fut la sainte la plus célèbre de l’Antiquité tardive. Vénérée à l’égal de Marie, son culte fut répandu jusqu’au Moyen Âge de la Palestine à la Gaule, particulièrement en Syrie, en Égypte et en Asie Mineure. Elle est restée populaire dans certaines régions, jusqu’à la Lozère et à l’Auvergne, ainsi qu’à Tarragone en Espagne : soit que, selon une version de la légende, elle se serait enfuie jusqu’en Gaule pour échapper au martyre, soit que ses reliques y eussent été rapportées des Croisades.
Thècle, héroïne chrétienne
C’est à partir du IIe siècle que commencent à circuler oralement des histoires sur sa vie miraculeuse. Elles sont également connues grâce aux Actes de Paul et de Thècle, un faux avoué très tôt (certainement une compilation de traditions orales), ce qui n’empêcha pas son immense succès. Ce texte est incorporé dans les Actes de Paul (vers 150), récit apocryphe qui retrace la vie missionnaire de Paul de Tarse, futur saint Paul, juif de la diaspora de culture judéo-hellénistique, depuis sa conversion aux abords de Damas à son martyre à Rome en 67.
La prédication du charismatique apôtre itinérant, faiseur de miracles, sans patrie, famille ni argent, provoque des vocations ; nombreux sont ceux qui renoncent aux séductions du monde pour le suivre. Un jour qu’il prêche à Iconium (actuelle Turquie) les vertus de la chasteté, nécessaire au salut, Thècle l’entend de la maison voisine et passe trois jours absorbée à l’écouter. Elle rompt avec son fiancé pour appliquer ces principes d’abstinence. Furieux, le promis, approuvé par la propre mère de Thècle, demande au gouverneur son châtiment pour manquement à sa parole, et l’exil de Paul. La jeune femme échappe aux flammes du bûcher grâce à un miraculeux orage, puis rejoint l’apôtre, qui refuse qu’elle se coupe les cheveux en signe d’engagement et lui demande de patienter pour être baptisée. Plus tard, alors qu’elle suit Paul sur la route d’Antioche, elle est agressée sexuellement par un homme, Alexandre, mais résiste en déchirant la chlamyde* de ce dernier et en arrachant sa couronne. Humilié, il la fait jeter aux bêtes.
En attendant le supplice, nous dit le texte, Thècle est soignée par une femme pleine de bonté, qui la considère aussitôt comme sa fille. Le premier animal, une lionne, lui lèche les pieds, puis meurt en la protégeant d’un ours et d’un lion. Face aux animaux enragés, Thècle se jette dans un bassin de phoques affamés et se baptise elle-même. Un éclair miraculeux tue les phoques et un rideau de feu protège sa nudité des regards. Stupéfait, le gouverneur la libère. Elle retrouve ensuite Paul avant de retourner à Iconium pour y enseigner, avec sa bénédiction.
Thècle apparaît comme une héroïne dans cette histoire romanesque qui met en valeur la piété des femmes. En effet, tous les personnages féminins, excepté sa mère, et jusqu’à la lionne, sont dépeints favorablement ; un groupe de femmes l’accompagne, criant le scandale des sentences criminelles contre l’innocente. Les hommes, en revanche, apparaissent de manière très négative. Voilà qui n’était pas pour plaire à tous ! Tertullien de Carthage (vers 150 ou 160-220) tâche d’y mettre bon ordre en expliquant : « Si certaines allèguent les Actes de Paul, qui portent ce titre à tort, pour défendre le droit des femmes à enseigner et à baptiser, qu’elles sachent ceci : c’est un presbytre [un responsable de la communauté] d’Asie qui a forgé cette œuvre, comme s’il complétait l’autorité de Paul par la sienne ; convaincu de fraude et ayant avoué avoir agi ainsi par amour pour Paul, il a quitté sa charge » (Sur le baptême 17, 5).
L’ascétisme libère les femmes
Ce que disent, non seulement cette histoire en elle-même, fût-elle légendaire et apocryphe, mais aussi son influence et sa marginalisation, est essentiel pour comprendre le premier christianisme. Thècle, tout comme Paul, renonce au mariage, à la famille ; ne sont mentionnés ni son père, ni sa fratrie. La famille est donc mise à part : les liens doivent être développés avec les frères et sœurs en religion. Autrement dit, mieux vaut chercher une union spirituelle avec Dieu et fonder une société chrétienne sur d’autres valeurs que sur l’ordre social traditionnel. On comprend pourquoi : l’idéal ascétique prôné par Paul suggère en fait l’égalité de l’homme et de la femme dans le Christ ; il efface les distinctions sexuelles en même temps que les conventions familiales et sociales, annonçant un Royaume sans oppression ni injustice, où tous auraient le même statut : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous ne faites qu’un en Jésus Christ » (Lettre aux Galates 3, 28). À l’instar de Thècle, certaines femmes ont choisi de suivre Jésus ou Paul, refusant de participer aux contraintes de la société patriarcale, préférant la liberté d’une vie de célibat et de voyages, alliée à la possibilité de jouer un rôle dans l’enseignement et le ministère de l’Église. L’ascétisme était une forme de libération des femmes chrétiennes. Il n’est pas étonnant que cette littérature, qui en témoigne, ait été décrédibilisée. De fait, l’Église catholique, qui célébrait le culte de Thècle le 7 octobre, l’a supprimé en 1969 – la sainte continue cependant d’être fêtée par les orthodoxes le 24 septembre.
Junia change de genre
L’histoire d’un autre texte interroge également la place des femmes dans l’Église. À la fin de sa Lettre aux Romains, Paul salue de nombreuses personnes, marquant de l’affection à certaines et rendant hommage à ceux ou celles (car il cite de nombreuses femmes), qui, collaborateurs ou missionnaires, se donnent de la peine pour l’Église. Parmi eux, Andronicus et celle à qui il est temps de redonner son nom, Junia – et non Junias, comme on trouve encore dans la plupart des traductions. Car c’est bien d’une femme qu’il s’agit, comme n’avaient aucun problème à le reconnaître les premiers exégètes, ainsi Jean Chrysostome (vers 344-407), qui écrit : « Être un apôtre est grand, mais aussi être éminent parmi eux. Considérez quel merveilleux chant d’honneur cela constitue. Car ils étaient éminents à cause de leurs œuvres, à cause de leurs succès. Gloire à eux ! Combien grande doit avoir été la sagesse de cette femme pour qu’elle soit jugée digne du titre d’apôtre. »
Mais l’époque moderne refuse de lire ce nom du même œil : s’il s’agit d’apôtres éminents, les personnes désignées ne peuvent être que des hommes, Andronicus et Junias ; sinon, il faut lire la phrase autrement : Andronicus et Junia sont « éminents aux yeux des apôtres », ce qui est pourtant grammaticalement inacceptable. L’interprétation du genre du nom grec ΄Ιουνιαν va en fait bien au-delà de la linguistique et interroge le ministère des femmes dans l’Église.
C’est à Corinthe, dans la deuxième moitié des années 50, que Paul écrit sa Lettre et la confie à Phoebé, diaconesse (femme diacre) protectrice des chrétiens (16, 1-2). À Rome, entre la fin des années 40 et 64, les chrétiens commençaient à former des groupuscules de tendances diverses, risquant de multiplier les interprétations des Évangiles. Paul s’adresse à une communauté qui apparaît à travers ses salutations comme décentralisée, diversifiée, mais unie, solidaire et aimante. Dans ses écrits, il définit à plusieurs reprises les apôtres comme ceux qui annoncent l’Évangile et dont il loue la « parfaite constance, signes, prodiges et miracles » (Seconde Lettre aux Corinthiens 12, 12) et leur acceptation des peines liées au fait de servir l’Église. Andronicus et Junia, certainement époux, ont souffert l’emprisonnement. Ce sont des missionnaires, des juifs convertis très tôt, avant Paul lui-même, vraisemblablement originaires de Palestine. Désignés par Paul comme ses « parents », ce terme pouvant tout aussi bien être entendu « selon la chair » (Rm 9, 3), ou au sens de famille éloignée, de compatriotes ; il s’agit en tout cas des coreligionnaires ayant partagé les mêmes peines.
Vers la réhabilitation
Mais pourquoi, parmi toutes les femmes saluées par Paul, celle-ci devrait renoncer soit à être apôtre, soit, plutôt, à être femme, alors que tout va dans le sens d’une traduction du nom grec par un féminin ? Pourquoi trouve-t-on finalement tant de traductions du Nouveau Testament citant « Andronicus et Junias » ? En grec, il n’existe qu’une différence d’accentuation entre Junia et Junias, ce dernier nom étant l’abrégé de Junianus, selon les tenants de la forme masculine. Sauf qu’il n’existe à l’époque aucune occurrence de ce nom masculin, alors que Junia est un nom romain répandu pour les femmes. De plus, dans les premiers temps de l’Église, les accents n’étaient pas indiqués dans les manuscrits grecs ; mais dès qu’ils le furent, ce nom fut systématiquement noté au féminin.
C’est principalement avec la traduction de Martin Luther (1483-1546) qu’est apparue l’idée que Junia était en réalité Junias : Grüsset den Andronicum und den Juniam (Saluez Andronicus et Junias). Sans aucune justification, la traduction par un masculin se répand pour l’emporter à partir du premier quart du XXe siècle, et jusque dans les années 1990, en particulier dans les versions américaines, allemandes et françaises du Nouveau Testament. Depuis une quarantaine d’années, les commentateurs de la Bible commencent à réhabiliter Junia, en reconnaissant que leurs prédécesseurs ne pouvaient concevoir l’apostolat féminin : « Parce qu’une femme ne pouvait avoir été un apôtre, la femme qualifiée ici d’apôtre ne pouvait être une femme » , explique la théologienne féministe Bernadette Brooter. Il ne s’agit donc pas tant d’une question d’accent… Si Junia ne fait que passer dans la Lettre aux Romains, si l’on ne connaît absolument rien d’elle sinon ce qu’en dit l’épistolier, ce verset est riche d’enseignements sur les rapports complexes entre la critique textuelle, l’exégèse et les présupposés culturels.
Par Aurélia Hetzel :
Post-doctorante EPHE, 5e section (sciences religieuses) Docteur en littérature comparée à l’Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de Danièle Chauvin : La reine de Saba : des Traditions au mythe littéraire (2009). - Qualifiée MCF sections 9 et 10 (2010) - Certifiée de lettres modernes (2002). - Certification complémentaire en Français Langue Étrangère (2006). | |
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