« L'examen de ce qui est juste, on l'accomplit seulement quand il y a nécessité égale
de part et d'autre.
Là où il y a un fort et un faible, le possible est exécuté par le premier
et accepté par le second. »
Ainsi parlent dans Thucydide des Athéniens venus porter un ultimatum à la
malheureuse petite cité de Mélos.
Ils ajoutent : « À l'égard des dieux nous avons la croyance, à l'égard des hommes la
certitude, que toujours, par une nécessité de la nature, chacun commande partout
où il en a le pouvoir. »
Ils ont ainsi exprimé en deux phrases la totalité de la politique réaliste. Seuls les Grecs
de cette époque ont su concevoir le mal avec cette lucidité merveilleuse.
Ils n'aimaient plus le bien, mais leurs pères, qui l'avaient aimé, leur en avaient transmis la lumière. Ils s'en servaient pour connaître la vérité du mal. Les hommes n'étaient pas encore entrés dans le mensonge. C'est pourquoi ce ne furent pas les Athéniens, mais les Romains, qui fondèrent un Empire.
Ces deux phrases sont de celles qui choquent les bonnes âmes. Mais tant qu'un homme n'en a pas éprouvé la vérité dans la chair, le sang et l'âme tout entière, il ne peut pas encore avoir accès à l'amour réel de la justice.
Les Grecs définissaient admirablement la justice par le consentement mutuel.
« L'Amour, dit Platon, ne fait ni ne souffre d'injustice, ni parmi les dieux ni parmi les
hommes. Car il ne souffre pas par force, lorsqu'il souffre quelque chose ; car la force
ne s'empare pas de l'Amour.
Et il n'agit pas par force, lorsqu'il agit ; car chacun consent à obéir en toute chose à l'Amour. Là où il y a accord par consentement mutuel, il y a justice, disent les lois de la cité royale. »
Par là l'opposition du juste et du possible dans les paroles citées par Thucydide est très claire.
Lorsque de deux côtés il y a force égale, on cherche les conditions d'un consentement mutuel.
Quand quelqu'un n'a pas la faculté de refuser, on ne va pas chercher une méthode pour obtenir son consentement.
Les conditions répondant aux nécessités objectives sont alors seules examinées ; on ne cherche que le
consentement de la matière.
Autrement dit, l'action humaine n'a pas d'autre règle ou limite que les obstacles. Elle
n'a pas contact avec d'autres réalités qu'eux.
La matière impose des obstacles qui sont déterminés par son mécanisme. Un homme est susceptible d'imposer des
obstacles par un pouvoir de refus que parfois il possède et parfois non.
Quand il ne le possède pas, il ne constitue pas un obstacle, ni par suite une limite. Relativement à
l'action et à celui qui l'accomplit, il n'a pas d'existence.
Simone Weil, Écrits de Londres et dernières lettres, NRF, p. 45.