Un article fort intéressant de Gérard Mordillat dans le
Monde Diplomatique de septembre 2011 :
extraits :
Dans le cinéma, c’est ce qui échappe à la dramaturgie, à la
machinerie …..cette matière noire, impalpable, qui protège la part maudite des
films, leur chair profonde, leur épaisseur. C’est « ce grand voile de brume rouge » (Roger Gilbert-Lecomte, Testament, Gallimard,
Paris 1955) qui nous fait voir avec le cœur ce que les yeux ne peuvent saisir……
Devant une image floue de ma fille, je suis ému. Comme si,
en ne distinguant pas clairement ses traits, je saisissais quelque chose de
plus secret, de plus intime…..le flou nous permet « d’atteindre la réalité dans ses profondeurs, de la rendre dans sa
violence », disait le peintre Francis Bacon, dans ses entretiens avec
David Sylvester…….
Le flou, c’est l’impur de l’image. C’est la tare qui doit
être éliminée du scénario par l’application inflexible de la loi de cause à
effet…..Un certain cinéma – américain en particulier – transmet un message fondamentalement
politique en direction du public supposé ignorant et débile : n’ayez pas
peur, tout est sous contrôle, nous savons…..tout est clair, maîtrisé, expliqué.
Tandis que la vie n’est faite que d’incertitudes, de doutes, d’angoisses, il n’y
a ni ombres, ni flou sur l’écran. Le spectateur paye sa place pour sortir rassuré.
Le cinéma agit ainsi comme un formidable anxiolytique et un tout aussi
formidable moyen de contrôle des masses…….
Il serait évidemment sot d’imaginer qu’il suffirait de
griffer la pellicule, de la blesser, de la salir pour, miraculeusement, lui
rendre, d’un coup, sa puissance de pénétration du réel. Il s’agit bien plutôt, comme le firent les
impressionnistes, les fauves, les abstraits, de se poser la question de
l’expressivité. De rompre avec la dimension religieuse du « net » (il
n’y a pas de portrait flou de Jésus)…..Sauter dans le flou, dans le noir, dans
la peur qui nous habitent, c’est faire le saut de l’ange. C’est déserter le
rang des petits épargnants des salles obscures, affronter une image de soi, une
image de l’autre…. Une image parfaitement sensible. Parfaitement douloureuse.
Où s’écorcher.