Inquiétante offensive des créationnistes américains
Pennsylvanie, Kansas, Géorgie... La liste s'allonge. Depuis quelques mois, les initiatives se multiplient aux Etats-Unis pour introduire le doute sur la théorie de l'évolution. Pour les partisans de Darwin, cette offensive s'inscrit dans le droit-fil de la réélection du président Bush. Après l'avortement et le mariage gay, l'évolution est en train de devenir le nouveau champ de bataille de l'une de ces culture wars qu'affectionnent les Américains.
Créationnisme contre évolution : la querelle est ancienne. Le procès de John Scopes, en 1925, figure dans tous les manuels d'histoire. Le professeur de biologie fut poursuivi et condamné à une amende de 100 dollars pour avoir enseigné les théories de Darwin. Il a fallu attendre 1987 pour que la justice interdise définitivement l'enseignement du créationnisme, au nom de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Depuis, les fondamentalistes se présentent comme les victimes d'une pensée dominante. Ils ne réclament pas que l'on enseigne le créationnisme dans les écoles, mais que l'on mette fin à la "censure" et que l'on admette que l'évolution puisse être contestée, ce qui, pour l'immense majorité des scientifiques, relève de l'hérésie.
L'offensive actuelle s'exerce surtout au niveau des programmes scolaires. Aux Etats-Unis, les écoles publiques dépendent de conseils d'administration qui sont élus à l'échelon des comtés. Il suffit d'une majorité au school board pour modifier les programmes. Dans une vingtaine d'Etats, les militants ont introduit des mesures pour affirmer que Darwin n'est pas infaillible. Dans le comté de Cobb, en Géorgie, les créationnistes ont relancé l'une des principales techniques employées depuis les années 1970 : la mise en garde sur les manuels de biologie. Un autocollant a été apposé sur la page de garde : "Ce livre contient des informations sur l'évolution. L'évolution est une théorie, pas un fait, relative à l'origine des êtres vivants. Ces informations doivent être approchées avec un esprit ouvert, étudiées soigneusement et considérées avec un esprit critique." Le 13 janvier, un juge a ordonné le retrait des autocollants. Les créationnistes ont obtenu un délai de grâce jusqu'à la fin de l'année scolaire et ils ont fait appel.
Les conseils scolaires sont relayés à l'échelon politique local. En janvier, un sénateur du Mississippi a introduit une proposition de loi visant à assurer"un traitement égal" pour les deux théories. Dans ses attendus, le texte affirme que la théorie selon laquelle l'Univers trouve son origine dans l'oeuvre d'un"créateur tout-puissant" est"aussi satisfaisante sur le plan scientifique que l'évolution" . Et, ajoute-t-il, de nombreux citoyens"sont convaincus que l'endoctrinement exclusif de leurs enfants dans le concept de l'évolution est un acte d'hostilité à l'égard de leur foi" .
La proposition a été rejetée, tout comme celle qui a été introduite dans l'Arkansas. Dans l'Alabama, c'est une variante qui a été soumise aux législateurs, sur la "liberté en milieu éducatif" ; liberté de présenter des alternatives à l'évolution.
UNE FORCE SUPÉRIEURE
Dans le Kansas, théâtre d'une grande bataille en 1999, le Conseil des écoles, ramené au pouvoir par les élections de novembre 2004, a remis sur le métier son projet de modification des programmes. La définition même de"science" est révisée. Terminologie actuelle : la science est"l'activité humaine qui consiste à chercher des explications naturelles à ce que nous observons autour de nous" .
Langage proposé : la science est "une méthode systématique d'investigation" qui cherche des"explications adéquates aux phénomènes naturels" . Les explications "naturelles" ont disparu.
Sur l'arbre de vie de Darwin, les responsables éducatifs du Kansas proposent de souligner que cette"vision que les êtres vivants sont les descendants modifiés d'un ancêtre commun" a été"remise en question ces dernières années" , notamment par la découverte de fossiles qui témoignent de "soudaines explosions d'une complexité accrue" ("the Cambrian Explosion" ). Aucune des propositions n'a encore été adoptée. Les juges ont endigué, de leur côté, les "opérations autocollants" . Mais les scientifiques s'inquiètent d'avoir vu apparaître un adversaire professionnalisé et bardé d'un nouveau concept, l'Intelligent Design (ID). Le "dessein intelligent" .
DES MILITANTS LOCAUX
"En 1999, nous avions affaire à des militants locaux, de jeunes créationnistes qui croient que la Terre s'est créée en moins de dix mille ans, explique Jack Krebs, un professeur du Kansas qui dirige le comité de révision des programmes de biologie et essaie d'endiguer les efforts créationnistes. Aujourd'hui, on retrouve exactement les mêmes, mais ils sont aidés par les responsables du Discovery Institute." Cet institut, installé à Seattle en 1996, est une sorte de think tank du mouvement créationniste."Cela leur permet de présenter un défi beaucoup plus sérieux" .
Le "dessein intelligent" est décrit comme la version"séculaire" du créationnisme. Il n'est plus question nominalement de Dieu, mais d'une force supérieure qui ne peut qu'être à l'origine de cette chose si compliquée qu'est la vie. Les partisans de l'ID soulignent la perfection de la mécanique des cellules, "les lignes d'assemblage, les centrales thermiques, les unités de recyclage, et les monorails miniatures qui véhiculent les éléments de part et d'autre de la cellule" . Bien trop sophistiqué, selon eux, pour être le fruit du hasard ou de l'évolution.
L'un des promoteurs du "dessein" est Michael Behe, professeur de biologie et auteur du livre Darwin's Black Box : the Biochemical Challenge to Evolution. Pour lui, il n'y a pas incompatibilité. Pourquoi la science ne pourrait-elle pas"accepter l'idée d'un dessein" ? De plus en plus de scientifiques"voient un rôle à la fois pour l'empirisme de l'évolution et pour l'élégance du dessein" , assurait-il le 7 février dans le New York Times.
Selon ces néocréationnistes, la biochimie a mis Darwin à l'épreuve."Combien d'évolutionnistes accepteraient l'idée que des changements aléatoires dans un programme informatique produisent une version améliorée ?, interroge l'un d'eux. Pourtant, c'est exactement ce qu'ils essaient de nous faire croire quand l'ADN subit une mutation au cours du processus d'évolution."
Les créationnistes jouent sur du velours. Selon un sondage CBS de novembre 2004, 55 % des Américains croient que "Dieu a créé les humains dans leur forme actuelle" (67 % des républicains ; 47 % des démocrates). 13 % seulement croient que Dieu n'y est pour rien. Et 27 % adoptent l'idée d'une oeuvre conjointe : "Les hommes ont évolué. Dieu a guidé le processus." A 65 %, les Américains veulent que le créationnisme soit enseigné en même temps que l'évolution.
Les professeurs de biologie, eux, sont en état d'alerte. A Dover, en Pennsylvanie, lorsque le Conseil des écoles a recommandé, en janvier, de lire aux élèves un préambule affirmant que l'évolution est une "théorie, pas un fait" , huit d'entre eux ont refusé.
Selon un sondage réalisé fin mars, 31 % des professeurs se déclarent soumis à des pressions de la part de parents ou d'élèves pour inclure le créationnisme ou l'ID dans le programme. Le 4 mars, l'un des responsables de l'Académie des sciences, Bruce Alberts, s'est ému dans une lettre à ses collègues : "L'un des fondements de la science moderne est actuellement négligé, voire même banni, des cours de sciences." Il les a appelés à relever un "défi croissant" , enseigner l'évolution dans les écoles publiques.
Corine Lesnes - Le Monde.