" REALITE PSYCHIQUE
04 JANVIER 2023
DE LA REALITE PSYCHIQUE
On sait que Freud, pour traiter de la réalité et de notre rapport problématique à la réalité, utilise deux termes différents, selon qu'il s'agit de la réalité extérieure, "matérielle" si l'on veut, qu'il appelle "Realität", ou de la réalité psychique, intérieure : "Wirklichkeit". Ce dernier terme mérite une attention particulière. Dans "wirklich" on entend le verbe "wirken", agir, effectuer. Ce qui caractérise la vie psychique c'est son activité, son dynamisme, son "travail" qui produit des effets, comme on voit par exemple dans l'incessante agitation des pulsions. On pourra traduire Wirklichkeit par effectivité, efficacité, efficience. La vie psychique est réelle parce qu'elle est efficiente - selon une logique bien différente de la "réalité" externe. Deux ordres distincts, deux logiques contraires, parfois irréconciliables.
Descartes a dit : "il vaut mieux changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde". En somme renoncer à satisfaire ce qui relève de l'efficience psychique (le désir) pour s'adapter au monde tel qu'il est (réalité matérielle). On dira : c'est du bon sens. Oui, mais il n'est pas sûr que le sujet désirant l'entende de cette oreille. Certains préfèrent se briser sur le mur de la réalité, s'il le faut, plutôt que de céder.
Vingt-trois siècles avant Freud on trouve dans Epicure une affirmation qui paraîtrait scandaleuse si nous n'étions déjà à l'écoute des événements de la vie psychique. Pour Epicure est "réel" ce qui est effectif, ce qui affecte l'organisme, qui agit sur la sensibilité, qui touche (dans tous les sens du mot), qui donne plaisir ou déplaisir. Dans l'expérience du toucher je touche et je suis touché. La sensation n'est pas simple recueil d'informations externes, elle induit une modification dans l'organisme. C'est pourquoi le délire, le rêve, les représentations fantasmatiques, les simulacres jouissent d'un coefficent de réalité indubitable : ils agissent sur et dans le sujet, sa pensée, son imagination, ses idées. Voyez dans Lucrèce comment la beauté vue en rêve fait pâtir et jouir.
Que l'on ne se moque pas des gens qui souffrent au motif que leurs souffrances sont imaginaires, leurs motifs intéressés, leur comportement indigne : leurs souffrances sont réelles. Nos moqueries, notre mépris ne les aideront pas. Ce qu'il faut, c'est travailler sur les représentations anxiogènes pour les dégrossir et les amender. Et travailler encore et encore : "médite jour et nuit" dira le maître.
Nous sommes loin de l'optimisme socratique pour lequel il suffit de bien juger pour bien agir ("Nul n'est méchant volontairement"). Ce que découvre Epicure c'est la maladie constitutive de l'homme, ce "réel" interne fait de tendances, d'émotions, de volitions irrationnelles qui, s'il n'est pas rectifié et corrigé, mène invariablement à l'angoisse, à la démesure, et de toute manière à la souffrance. Il faut une singulière obstination, et un désir inconditionnel de vérité pour avancer vers la libération. Et cela même n'est sans doute pas suffisant si, suivant une indication de Lucrèce, nous estimerons que l'homme est un vase percé. Ce que nous apprenons nous le perdons, si bien qu'il faut indéfiniment recommencer. Nous savons que nous sommes mortels et ne le croyons pas. Nous savons que le plaisir est limité dans le corps et rêvons à tout jamais d'une jouissance illimitée. Nous voyons les bornes, et prétendons les ignorer. Tout cela s'origine de notre vie psychique dont la nature et l'activité - son effectivité - nous restent largement inconnues. De là d'admirables créations artistiques et symboliques, et le malheur banal, et les pires aberrations. "
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