Tolstoï ou Dostoïevski de George Steiner
L'esprit russe est littéralement hanté par Dieu.
De là, une différence radicale entre le roman russe et le roman européen du XIX siècle. La tradition de Balzac, de Dickens, de Flaubert était séculière. L'art de Tolstoï et de Dostoïevski est religieux. Il jaillit d'une atmosphère pénétrée d'experience religieuse et de la croyance que la Russie est destinée à jouer un rôle capital dans l'apocalypse qui menace. Tout autant qu'Eschyle et Milton, Tolstoï et Dostoïevski sont des hommes dont le génie est tombé entre les mains du Dieu vivant. Pour eux, comme pour Kierkegaard, une seule alternative s'offre à la destinée humaine. Aussi ne peut-on comprendre véritablement leur œuvre en usant des mêmes moyens que pour Middlemarch, par exemple, ou pour la Chartreuse de Parme. Nous avons affaire à des techniques différentes et à des métaphysiques différentes. Anna Karénine et les Frères Karamazov sont, si l'on veut, des œuvres d'imagination, ou des poèmes de l'esprit, mais ils ont pour objet essentiel ce que Berdiaev appelle « la quête du salut de l'humanité ».
Tolstoï ou Dostoïevski de George Steiner
Quand nous lisons « bien » Tolstoï et Dostoïevski (pour paraphraser Richards), la question de la croyance ou de l'incroyance se pose a tout instant, non par leur « faute » ou la nôtre, mais à cause de leur grandeur et de notre humanité.
Comment, alors, devrions-nous les lire ? Comme nous lirions Eschyle et Dante plutôt que, mettons, Balzac ou même Henry James. Parlant de la fin de la Coupe d'or, qui est si près d'être un roman religieux, Fergusson écrit : « Maggie n'a pas un Dieu à qui renvoyer le Prince, pas plus que n'en avait James. »
Ce renvoi à Dieu, et à un Dieu si terriblement proche de la vie de l'âme, est le centre même et la base de l'art des maîtres russes. La cosmologie d'Anna Karénine et des Frères Karamazov, comme celle du théâtre antique et du théâtre médiéval, est ouverte d'un côté au danger de la damnation, de l'autre à l'action de la grâce. Nous ne pouvons en dire autant du monde d'Eugénie Grandet, ou des Ambassadeurs, ou de Madame Bovary. Il s'agit ici d'un jugement non de valeur, mais de fait.
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