J'ai découvert que la sagesse est de me considérer au plus profond de moi-même, comme un chétif insecte, comme un banal ver de terre, à la fois humble et inoffensif. Adopter cette attitude, c'est situer ce que j'appelle l'illusion vitale à son niveau le plus bas, c'est être prêt aux coups, aux rebuffades, aux traumatismes, aux injures, aux incompréhensions, aux froideurs, aux dédains, aux inimitiés, aux antipathies, aux répulsions, qui, tôt ou tard, sont infligés par la vie à la plupart d'entre nous.
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette illusion vitale qui consiste à s'imaginer petit, chétif, insignifiant, c'est qu'on évite ainsi de gaspiller sa vie dans des projets ambitieux, dans l'absurde poursuite d'une carrière, dans de ridicules efforts pour se faire connaître, pour atteindre à la célébrité, pour devenir ce que les journaux appellent un grand homme, c'est-à-dire un être grotesque dont la stupidité n'a d'égale que la suffisance.
Il nous suffit d'évoquer, d'imaginer intensément notre avenir pour lui donner une existence. Ceci est vrai pour la planète tout entière, dont l'avenir, loin d'être prédéterminé, reste plongé dans l'ombre. Cet avenir s'ouvre à toutes les possibilités, merveilleuses ou terribles. Mais il demeure un abîme de néant tant que nous ne l'avons pas comblé en y projetant nos désirs, que nous soyons insectes, vers de terre, plantes, oiseaux, bêtes sauvages, dieux ou demi-dieux.
John Cowper Powys, 'Ma Philosophie à ce jour' in Obstinate Cymric, tr. Didier Coupaye, Granit, Automne/Hiver 1973.