« Tout devient pour moi fumée, ombre, illusion, vapeur ; même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les phénomènes, qu’ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s’en vont sans laisser d’empreintes. Avec un mois de réclusion et de concentration, je serais à volonté fou, visionnaire, halluciné, extatique. La pensée remplace l’opium et le haschich ; elle peut enivrer tout éveillé et diaphanéiser les montagnes et tout ce qui existe. C’est par l’amour seul qu’on se cramponne à la réalité, qu’on rentre dans son moi, qu’on redevient volonté, force, individualité. L’amour pourrait tout faire de moi, même s’il le voulait, un génie. Par moi-même et pour moi-même, je préfère n’être rien : car le néant peut seul bien cacher l’infini. »
Henri Frédéric Amiel, Journal intime lundi 27 octobre 1856.