Leçons de transe
Annick Cojean
L’université Paris-VIII propose, à partir du 22 novembre, des cours d’introduction aux transes et états de conscience modifiés destinés aux professionnels de santé. Cette première mondiale doit beaucoup au travail d’une Française, Corine Sombrun, initiée par les chamans de Mongolie
C’est une scène à laquelle nul ne devrait assister s’il ne prend part au groupe ou s’il n’est initié. Une scène intime où chaque individu bouge, s’exprime, danse, rit, pleure, rampe, mû par une force qui échappe à son intellect et qu’il accepte, un moment, de ne pas contrôler. Propulsé par les sons électroniques sortant de grosses enceintes. Libre d’être pierre, vent, arbre, animal… Une femme a la sensation d’être à cheval, galopant dans des steppes sans limites ; une autre, immergée dans l’océan, entend les pleurs d’une baleine ; un homme, assis le dos contre un mur, rit très fort en se tenant les côtes ; une fille, visage crispé, entrevoit le visage de son père et celui de son grand-père morts. Un gaillard balance ses bras comme un gorille au cœur d’une forêt luxuriante. Une femme fait des mouvements de tai-chi en poussant des cris de samouraï. Une autre, intriguée, aperçoit des yeux sur les troncs de séquoias géants. Une autre, sourire aux lèvres, zigzague avec souplesse entre ses camarades. Elle racontera, aigle impérial, avoir survolé des montagnes et senti le vent sur les plumes de ses ailes déployées…
La transe. Discipline mal connue, longtemps limitée aux départements ethnologie ou ésotérisme des bibliothèques, jusqu’à présent dissociée de la science. Et pourtant… Voilà que s’ouvrent à l’université Paris-VIII des cours d’introduction aux transes et états de conscience modifiés, et c’est une première mondiale. Cet enseignement, qui commence lundi 22 novembre, s’adresse uniquement à des professionnels des mondes médical et paramédical. Paris-VIII prend ainsi de vitesse les universités américaines – notamment Berkeley –, pourtant soucieuses d’innovation, et intéressées depuis longtemps par les recherches sur la transe, notamment lorsqu’elle est induite par des psychotropes, si répandus en Californie.
Point de substances chimiques en jeu dans la transe enseignée à l’université française. Ni, bien sûr, de rituels. Il s’agira d’une transe auto-induite, au service de la médecine, et enseignée uniquement à des thérapeutes, car potentiellement capable de corriger des problématiques de santé. Bref, de l’inédit. Et les yeux sont rivés sur ce programme pionnier qui témoigne d’un engouement pour la discipline.« Une lame de fond », résume Antoine Bioy, professeur de psychologie clinique et de psychopathologie, responsable de ces diplômes (diplôme universitaire et diplôme d’études supérieures universitaires).
Dès l’ouverture des inscriptions, des dizaines de candidatures ont afflué de partout, y compris d’autres pays d’Europe et d’Amérique : médecins généralistes, neurologues, psychologues, psychiatres, chercheurs… Le professeur Bioy y voit « la preuve d’une nouvelle ouverture aux médecines “complémentaires” et le symptôme d’un changement majeur dans la société. Pendant des décennies, poursuit-il, on a considéré que la médecine se définissait par un apport extérieur à l’individu. Aujourd’hui, on admet enfin que la personne possède en elle des ressources lui permettant de réguler des processus par elle-même. Et qu’il est aussi du rôle de la médecine de révéler à l’individu ces capacités enfouies ».
Une « transeuse hors pair »
Lesquelles ? C’est l’objet d’un foisonnement d’études actuellement en cours, annonce François Féron, chercheur en neurosciences à Marseille et président de l’institut de recherche TranceScience : « Une dynamique est enclenchée. Il y a cinq à dix ans, rien de tout cela n’aurait été possible. Le développement d’une conscience écologiste, la volonté de repenser le lien entre l’individu et son environnement ont ouvert les esprits. » La transe, assure-t-il, n’est plus taboue. Elle fait encore sourire, revêtue de ses traditions chamaniques. « Mais mes collègues scientifiques et neurobiologistes, qui ont eu le temps, ces trente dernières années, de constater l’apport de la méditation et de l’hypnose, ne ferment plus aucune porte. Les voilà prêts à se former eux-mêmes, dans un cadre éthique et médical, et c’est une bonne nouvelle. »
Le professeur Steven Laureys, directeur, au CHU de Liège (Belgique), du GIGA-Consciousness, un laboratoire de pointe sur l’étude des états de conscience modifiés, partage cet enthousiasme. « La transe est une illustration du pouvoir de l’esprit. Et, donc, de celui du patient sur son propre bien-être. Quel défi pour nous autres, scientifiques ! Et quelle occasion d’en apprendre davantage sur le fonctionnement du cerveau, nous qui ne cessons de nous interroger sur la conscience, la pensée, les émotions ! » Les études sur la transe n’en sont encore qu’à leurs balbutiements, reconnaît ce spécialiste mondialement connu du coma : « Il nous faut cartographier un cerveau en transe et l’analyser avec la même rigueur scientifique que nous l’avons fait pour l’hypnose et la méditation. Ces pratiques ne figuraient pas dans mes études de médecine, et pourtant dix mille patients du CHU de Liège ont déjà subi une chirurgie sans anesthésie générale ! Alors il est temps de bousculer la structure moyenâgeuse de nos universités ! »
Le déclic pour cet intérêt si récent à l’égard d’une discipline pratiquée dans quasi toutes les sociétés traditionnelles depuis la nuit des temps ? « Une “transeuse” hors pair », répondent nos interlocuteurs, usant d’un substantif encore inconnu des dictionnaires. Mais encore ? « Une transeuse déterminée qui a mis son expertise et son cerveau à disposition de nos équipes, commente le professeur Laureys. C’est bien sa ténacité, sa rectitude et son éthique qui ont permis que le monde scientifique considère désormais la transe comme un sujet d’étude prometteur. »
La « transeuse » en question s’appelle Corine Sombrun. Elle vient d’avoir 60 ans. Elle est vive, directe, lumineuse, et son rire comme son allure ont quelque chose d’étonnamment juvénile. Son histoire la connecte pourtant à des cultures millénaires, et ses connaissances, intuitions, expériences pourraient être celles d’une vieille âme…
Elle balaie l’expression d’un haussement d’épaules. « Vieille âme ? » Non, elle ne dirait jamais cela. Corine Sombrun n’a aucune envie de se draper de mystère ni de jouer un personnage. Au contraire, elle se veut transparente, se décrit comme « cartésienne » et « hyperrationnelle »,« les pieds bien ancrés sur terre ». Sa façon de raconter l’histoire proprement extraordinaire qui lui est arrivée il y a vingt ans témoigne d’une simplicité mâtinée d’autodérision. Quelques dizaines de milliers de lecteurs l’ont découverte ainsi, à travers plusieurs de ses livres. D’autres l’ont connue par le film de Fabienne Berthaud Un monde plus grand (2019), qui narrait son aventure, amorcée à l’été 2001 aux confins de la Mongolie, et dans lequel Cécile de France, initiée elle-même à la transe, interprétait son rôle.
Résumons donc l’histoire. Très marquée, en 1999, par la perte d’un grand amour, et obsédée par ce deuil impossible, Corine Sombrun, compositrice et directrice d’une école de musique à Cannes (Alpes-Maritimes), décide de partir vivre à Londres et commence à travailler pour la BBC en tant qu’ethnomusicienne. Attirée par la Mongolie, elle s’envole pour réaliser une série d’émissions sur les mystères mongols et enregistrer une cérémonie chamanique. Une gageure en cette année 2001 : les chamans, persécutés durant l’ère communiste, restent méfiants, et il lui faut des jours pour convaincre l’un d’eux de l’accepter sous la yourte pour ce rituel très privé.
Mais rien ne se passe comme prévu. Au son du gros tambour que commence à manier le chaman, la jeune femme est prise de tremblements. Son corps s’agite, mû par une force irrépressible. Elle saute, crie, sent pousser un museau à la place de son nez et des griffes au bout de ses mains devenues des pattes. Elle devient loup, hurle comme un loup, renifle comme un loup, agressant même le chaman pour lui arracher le tambour. Quand la transe prend fin, elle oscille entre honte, désarroi et perplexité.
Que s’est-il passé ? Comment le tambour a-t-il pu produire un tel effet sur son corps ? Pourquoi cette perte de contrôle alors qu’elle n’a ni bu ni fumé quoi que ce soit ? Elle n’est ni folle, ni croyante, ni mystique. Son trouble ne fait que croître quand le chaman, finalement désarmé par sa sincérité, estime qu’elle a ce que l’on appelle « l’étincelle chamanique », autrement dit qu’elle est porteuse d’un don, choisie par les « esprits » pour servir et guérir les autres. Elle écarquille les yeux. « Tu n’as pas le choix, prévient le chaman. Il va te falloir apprendre, être initiée ici même aux rites des chamans. Sinon… » Sinon quoi ? « Les souffrances que tu as déjà vécues ne sont rien à côté de l’enfer que va devenir ta vie. »
Huit ans d’initiation
Corine Sombrun quitte la Mongolie, à la fois troublée et furieuse. Pourquoi ce chantage ? Qui sont ces charlatans ? Mais la curiosité finit par l’emporter, de même que quelques interrogations plus intimes sur les capacités de ces personnages, « intercesseurs entre les humains et les esprits », d’accéder à l’au-delà, peut-être aux êtres disparus… Bref, pendant huit années, la jeune musicienne fera de longs séjours dans la communauté des Tsaatan, à la frontière de la Sibérie, et sera formée à la transe et à tous ses rituels par la chamane Enkhetuya, une éleveuse de rennes. Elle accepte les tests, attentes, servitudes et plaisanteries de cette femme facétieuse qui l’affuble bientôt du surnom affectueux de « Tchichik kochkonok » (« petit trou du cul »). Elle supporte la vie collective sous le tipi, sans eau ni électricité. Chamboulée dans ses certitudes, elle découvre surtout la richesse infinie de l’état de transe : visions, exacerbation des sens, captation d’informations imperceptibles en état ordinaire, appréhension des dissonances, connexion intense avec l’environnement, en particulier le vivant (arbres, plantes, animaux…).
« C’est simple, dit-elle, en transe, le monde est plus grand. Une nuit,j’ai eu la sensation de fusionner avec l’univers tout entier, d’être emplie du cosmos. Frontières entre visible et invisible s’effondraient. Mon corps se dissolvait. Il n’y avait plus de “je”, fondu dans le tout, mais la sensation inédite d’être indestructible. » Sa maîtrise de la transe s’affine peu à peu, la palette de son potentiel la subjugue. Alors, elle s’interroge : « Pourquoi ma culture, la société dans laquelle j’ai grandi, ne m’a-t-elle pas prévenue de cette possibilité ? Et pourquoi s’obstine-t-elle à moquer ce phénomène sans prendre la peine de l’étudier sérieusement ? »
Corine Sombrun n’accepte pas le mystère, elle veut comprendre. Elle se fiche d’avoir obtenu le titre de chamane, elle est convaincue que n’importe qui, initié à la transe, aurait les mêmes capacités. On lui objecte que les chamans constituent une infime minorité en Mongolie, environ une trentaine pour trois millions d’habitants. C’est parce que le stimulus du tambour n’est peut-être pas efficace pour tout le monde, suggère-t-elle, persuadée qu’il doit exister d’autres moyens pour aviver le potentiel enfoui en chacun. Mais comment avancer dans la connaissance ? Elle se tourne vers la science, « le seul langage que les Occidentaux sont capables d’entendre », la seule discipline à même de vérifier, sinon d’expliciter, une activité cérébrale et ses effets tangibles sur le corps et l’esprit. Deux mondes qui n’étaient guère destinés à se croiser vont ainsi faire connaissance par son entremise : la transe ancestrale et la science dure. Ainsi est lancée l’aventure.
Elle rit encore du premier médecin qui, à l’évocation de ses expériences de distanciation, lui recommande un psychiatre. « Vous vous prenez régulièrement pour un loup ? Une sauterelle, parfois ? D’accord ! J’ai une adresse pour vous. »Heureusement, les chercheurs sont plus ouverts. L’un d’eux, Pierre Etevenon, directeur de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), la reçoit, en 2006, vivement intéressé. Dès les années 1970, il a étudié les états de conscience modifiés chez les grands méditants, convaincu que le cerveau peut apporter des réponses à de nombreuses pathologies. Il l’envoie à Edmonton, au Canada, rencontrer Pierre Flor-Henry, professeur de psychiatrie clinique et directeur du centre de recherche du principal hôpital d’Alberta. Des médecins la soumettent à une batterie de tests et questionnaires, puis pratiquent des électroencéphalogrammes (EEG) avant, pendant et après une séance de transe. Harnachée sur un fauteuil, la tête coiffée d’un bonnet muni d’électrodes connectées à un écran, Corine Sombrun n’en mène pas large. La voilà cobaye.
C’est la première fois au monde que le cerveau d’une chamane en transe est ainsi étudié. Mais, pour cela, elle a dû apprendre quelque chose qu’elle n’imaginait pas possible : induire la transe sans l’aide du tambour et des rituels mongols, par sa seule volonté. Une prouesse qui a définitivement déconnecté la transe de son aspect culturel. L’expérience est concluante et prouve deux choses : le cerveau du « cobaye » est parfaitement sain et son état de transe modifie bel et bien l’activité cérébrale ; ce n’est donc pas qu’une théâtralisation, comme l’ont longtemps pensé les anthropologues. En affinant l’étude, on observe aussi un changement de prédominance des deux hémisphères du cerveau. En état normal, c’est l’hémisphère gauche (celui de l’intelligence analytique) qui domine. En état de transe s’opère une sorte de glissement : l’hémisphère droit prend le dessus, avec l’expression d’une intelligence perceptive, intuitive. Au fond, plus animale ?
En attendant la publication des résultats dans une revue scientifique – cela prendra dix ans, mais constituera un tournant dans le monde scientifique –, la transeuse réfléchit au moyen de faire vivre des transes à tout le monde. Car, pour que les études avancent, elle ne doit pas être le seul sujet, il faut des cohortes de cobayes. Comment faire ? Certains seraient-ils plus doués ? Non, assure-t-elle. « Mais il est possible qu’avoir traversé certaines épreuves, maladie, coma, expérience de mort imminente – ce qui m’est arrivé, à l’âge de 11 mois – rende plus aisé l’accès à la transe. » Pourquoi ? « Parce que le cerveau est une feignasse ! Il ne va pas développer des capacités dont il n’a pas besoin. En revanche, hypersollicité dans une situation d’urgence, il sait trouver des stratégies de survie qui ouvrent des capacités hors norme d’ordinaire en sommeil. »
Construction d’une Boucle sonore
Corine Sombrun revient au tambour qui lui fait tant d’effets. Quel rythme ? Quelle vibration ? Quelle tessiture ? Son métier de musicienne l’aide à repérer les séquences des enregistrements de tambour jugées efficaces, et à construire ainsi une première boucle sonore. A son écoute, ses amis se contentent de bâiller. Déçue, elle retravaille, se fait aider par Elie Le Quemener, chercheur et membre du comité scientifique de TranceScience, enregistre en studio, en transe, des sons de tambour qui seront modélisés. Une boucle numérique surgit, aussitôt testée auprès d’étudiants des Beaux-Arts de Nantes. Seize sur vingt entrent en transe. Ça y est ! Elle continue alors de peaufiner sa boucle, testée ensuite auprès de toutes sortes de volontaires. 90 % d’entre eux entrent en transe. Elle leur apprend à devenir autonomes et à induire la transe par eux-mêmes, sans l’aide de sons.
Psychiatres, neurologues, psychologues, biologistes et artistes sont de plus en plus nombreux à vouloir essayer à leur tour. « C’était fascinant, se souvient Marik Cassard, médecin généraliste dont le cabinet, à Paris, a souvent accueilli les expériences de Corine Sombrun, au grand dam de ses voisins (car la transe, quand on devient loup, ours, gorille est parfois bruyante). J’avais l’impression que ce qu’elle proposait était l’aboutissement de toutes mes recherches pour une approche holistique de la santé. Elle révélait en nous une ressource extraordinaire capable de mettre en route le système guérisseur de notre corps. Quelle ouverture soudaine au monde, même si elle peut être rude ! Des idées surgissent, des intuitions s’expriment. La transe permet à la fois réparation et transformation pour être pleinement soi. »
C’est chez la docteure Cassard que le chercheur Francis Taulelle, directeur de recherche au CNRS, a fait une première transe, qui les a tous stupéfiés. Il souffrait alors d’une paralysie partielle du bassin, avançait avec une canne et s’est allongé avec mille précautions… Et, après huit minutes d’écoute de la boucle, sa respiration s’est brusquement accélérée, son corps s’est agité de mouvements désordonnés, puis son bassin s’est soulevé à plusieurs reprises, comme si une corde au plafond le tirait. Lui-même en est ressorti interloqué. Il n’a senti aucune douleur. Et sa force était décuplée… Corine Sombrun lui a enseigné comment auto-induire la transe. Il remarchera rapidement sans canne, et deviendra, jusqu’à sa mort, en 2020, l’un des plus fervents soutiens de la jeune femme, fondateur avec elle, et en mobilisant une équipe internationale de chercheurs, de l’institut TranceScience, à Paris.
Au CHU de Liège, nous rencontrons les docteures Audrey Vanhaudenhuyse et Olivia Gosseries, toutes deux neuropsychologues et chercheuses à l’hôpital et à l’université. Spécialistes des états de coma auprès du professeur Laureys, elles ont décidé de lancer plusieurs études sur la transe cognitive auto-induite après une conférence à laquelle participait Corine Sombrun en compagnie d’artistes formés à la transe. « Ce que j’ai vu sur scène ce soir-là a explosé mes repères de scientifique, raconte Audrey Vanhaudenhuyse. C’était… dingue ! Comment ne pas vouloir comprendre ce qui se passe alors dans le cerveau et y voir un outil potentiel pour améliorer le bien-être de nos patients ? Je me suis dit que nous devions travailler avec cette fille-là ! »
Plusieurs protocoles de recherche
La « fille » s’est pliée une fois de plus à tous les examens possibles : EEG, stimulation magnétique transcrânienne, IRM… comme l’avait précédemment fait le moine bouddhiste Matthieu Ricard pour étudier les états de méditation. Mais il fallait d’autres sujets pour étayer l’étude. Vingt-sept transeurs formés par Corine Sombrun se sont donc volontairement prêtés aux mêmes tests. Les résultats sont en cours d’écriture, mais les chercheuses sont convaincues de disposer là d’un outil puissant. « Je l’ai moi-même intégrée à ma vie et en ressens tant de bienfaits, confie Mme Vanhaudenhuyse. La transe permet de se réaligner, de se reconnecter à un soi très profond. Mais attention, sourit-elle, ce n’est pas qu’un cadeau ! Cela peut provoquer un tumulte dans notre vie personnelle en nous rendant intolérants aux moindres faux-semblants. » Plusieurs protocoles de recherche sont donc en cours, notamment sur l’impact de la transe sur la douleur (elle semble la réduire considérablement) et sur la force (elle paraît la décupler). Une première étude clinique mondiale, en oncologie, mesure aussi l’impact de cette pratique sur la qualité de vie des patients (fatigue, sommeil, douleur, détresse émotionnelle).
Séverine N., 44 ans, subit un cancer des poumons agressif et suit un traitement de chimiothérapie très ciblé. Elle s’est portée volontaire pour une première formation à la transe en juin. Elle était alors en colère, « psychologiquement dévastée ». Mais elle raconte que, dès la première transe, « [elle a] ressenti quelque chose recirculer en [elle]et [a] éprouvé de la joie. [Elle] n’avai[t] plus ri depuis dix mois ». Le soir même, elle téléphonait à ses parents : « Mais tu as retrouvé ta voix ! », se sont-ils exclamés, sans rien savoir. Le deuxième jour, elle a réussi l’auto-induction, peu de visions, mais un ressenti d’énergie qui lui a fait faire des mouvements de main et vocaliser : chants et « protolangage », cette suite d’onomatopées qui ne correspondent à aucune langue mais que les transeurs utilisent spontanément pour exprimer ce qu’ils éprouvent et parfois communiquer avec les autres… qui les comprennent. Depuis, Séverine continue. « Cela donne une nouvelle perspective dans ma vie. Sachant que j’ai cette ressource en moi, je peux faire face ! »
Lyna, 51 ans, qui a eu un cancer du sein – en rémission –, témoigne d’une expérience similaire. « Je n’aurais jamais participé à un tel projet s’il n’y avait eu cette éthique et cet environnement scientifique », précise-t-elle. Si la première « boucle sonore » n’a eu aucun effet, la deuxième a déclenché des torrents de larmes. Pas de tristesse, dit-elle. Mais le sentiment d’une « transformation ». Et puis, elle a fait des choses qu’elle n’aurait jamais faites sans la transe. Chanter très fort, par exemple. « Je suis de culture chinoise, corps et émotions doivent rester sous contrôle. Or, là, tous les freins ont été débloqués. »Les soucis du travail glissent désormais sur elle sans l’atteindre. « Je suis libérée de mes peurs. »
Former pompiers et urgentistes
Le professeur de neurosciences François Féron, lui aussi, se souvient de la légèreté et de la joie ressenties à l’issue de son premier week-end de formation. « J’étais délié de partout, comme si je sortais d’une séance de kiné. » Mais tant de questions continuent d’interpeller celui qui a pris la présidence de TranceScience. Tant de sujets mériteraient, selon lui, des recherches : l’effet de la transe sur le métabolisme du corps, et pas seulement le cerveau ; son influence sur le bien-être, la cognition sociale, l’empathie, l’altruisme ; son effet sur la santé (plusieurs études, certaines spectaculaires, sont en cours sur les douleurs chroniques, les maladies auto-immunes, les crises non épileptiques psychogènes, la régulation de l’anxiété…). Sans oublier le rôle de la transe dans la créativité (Corine Sombrun a travaillé avec le danseur Simon Mayer et l’artiste performeur Abraham Poincheval), et aussi dans la performance : quid de son apport dans le sport de haut niveau ? Et pour les spationautes en état d’apesanteur ?
Médecin en soins palliatifs à Vannes, Kirsten Keesman s’avoue incapable de trouver les mots pour expliquer comment sa pratique de la transe a enrichi sa relation avec les patients en fin de vie. « Je n’interprète pas. Je ressens simplement une connexion intense avec le mourant au moment de son départ et cela permet de trouver les gestes, les mots, les propositions, bref, d’être exactement avec lui pour mieux l’accompagner. Il se joue tant de choses dans ce moment ultime, et ce n’est bien sûr pas qu’une question de souffrance physique… » La docteure Keesman en est convaincue : si l’on considère que la médecine n’est qu’un diagnostic et des médicaments, « alors on sera vite remplacés par des robots. Mais si on considère que c’est aussi un art et qu’un patient doit être envisagé dans sa globalité de corps et d’esprit, alors la transe, patrimoine de l’humanité, est d’un apport majeur ».
A la clinique Belmont de Genève, une vingtaine de soignants formés par Corine Sombrun et son équipe se réunissent chaque jeudi pour « transer » et partager leurs expériences. « L’alliance entre patients et thérapeutes en est tellement renforcée ! », estime la psychiatre Valérie Picard, qui conduit actuellement une étude de cas avec une patiente souffrant de crises non épileptiques psychogènes. Même chose à l’hôpital de la Timone, à Marseille, dans le service du professeur Fabrice Bartolomei, où la neurologue Agnès Trébuchon – qui confie « faire parfois des microtranses pour se ressourcer entre deux patients » – lance aussi une analyse pour comprendre les mécanismes neurologiques à l’œuvre pendant l’écoute des boucles de sons. En Côte-d’Or, enfin, une formation à la transe va être organisée pour une cohorte de pompiers et de médecins urgentistes à l’initiative du colonel Régis Deza, dans le but d’en mesurer les bénéfices dans la gestion de l’urgence et du stress post-traumatique. « J’ai renoncé à comprendre, dit ce militaire habitué aux situations extrêmes. Je sais juste que la transe m’a donné accès à une ressource inouïe. »
Tous se perçoivent comme des pionniers, convaincus d’être à l’aube d’une grande aventure, et qu’après avoir rêvé d’être plus savants il est urgent de former des êtres plus « conscients ». « On n’en est qu’à la petite enfance de la transe, affirme François Féron, de l’institut TranceScience. Et sans doute traversera-t-elle les trois étapes par lesquelles est déjà passée l’hypnose et qui sont celles de la vérité, selon Schopenhauer : d’abord ridiculisée, puis violemment combattue, enfin acceptée comme une évidence. »