J'étais invité à dix nez chez un ami, lui, huit autres et moi, pour un festin d'odeurs. Dix était le nombre requis pour rendre un hommage collectif au créateur.
Quand je le quittais, il faisait nuit. Place de la Raie publique, je croisais un philosophe. Il était sphérique, d'environ un mètre de diamètre, quatre yeux étaient disposés sur l'équateur et entre chaque œil, une espèce de cornet qui servait de bouchàoreille, par lequel il pouvait entendre et parler. Il passa sans me voir, sans même me dire bonsoir, il me perçu mais il ne me vit pas, les philosophes ont des yeux mais ils ne voient pas, ils ont des oreilles mais ils n'entendent pas et il se mit à pérorer en trompetant: « Qui suis-je, où vais-je, dans quel état j'erre? Je ne sais qui je suis, je roule et boule, je ne sais par où aller, toutes les rues sont en sens inique et comme je suis sphérique, je suis sans dessus-dessous. Ceci dit je suis en bonne forme, mais à quoi bon, pour quoi faire ? Je ne peux même pas rouler ma bosse puisque je n'en ai pas. Tout cela n'a aucun sens. » J'essayai de lier conversation pour lui remonter le moral: « Tout de même, il y a le monde entier à explorer, cela ne donne-t-il pas un sens à la vie ?
- Explorer, explorer ? Déplorer vous voulez dire! Le monde entier est à déplorer. Tout cela n'a aucun sens. Je roule, je boule, et malgré le dicton « pierre qui roule n'amasse pas mousse », je me fais beaucoup de mousse sur le devenir du monde.
- Ce n'est pas très sage, de la part d'un philosophe.
- Sage, sage, que savez-vous de la sagesse, êtes-vous philosophe?
- Non, mais je suis un peu rond, je sors d'un repas de dix nez où nous avons humé des odeurs enivrantes.
- Et alors, tout philosophe est rond mais tout rond n'est pas philosophe, c'est élémentaire.......mon cher........Watson ?
Tiens ! Il s'intéressait à mon prénom, saurait-il enfin écouter ?
- Non, pas Watson, Gaston.
- Mais regardez donc autour de vous, Watson, que voyez-vous? D'ignobles immeubles construits sur des terrains meubles et qui vont s'écrouler sur les croulants qui les habitent, des places où s'entassent des gens sans tasse qui boivent à la dérobée.
Oui, bon, inutile de poursuivre, je crois qu'il aime s'écouter trompeter. D'ailleurs, l'aube commence à blanchir le ciel, puis vient l'aurore et ses tons roses, enfin le soleil qui illumine la ville et réchauffe le philosophe. Je le vois d'ailleurs gonfler comme une montgolfière, après quelques minutes, il décolle du sol et s'élève doucement, en continuant à trompeter, puis il monte de plus en plus vite et je le vois disparaître dans la stratosphère.
Les rues s'emplissent de monde, deux jeunes filles passent en riant; que peuvent-elles bien se raconter? Sans doute ce que se racontent deux cent millions de jeunes filles. Un petit vieux trottine vers une boulangerie, comme cent millions d'autres petits vieux, un bel autobus vient de s'arrêter, comme deux cent mille autobus, des gens y montent, d'autres en descendent, où vont-ils , que vont-ils faire? Tout cela a-t-il un sens ?